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La délicatesse du tractopelle
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7 novembre 2013

Tous Ensemble ou presque

Tout constructeur d'un ouvrage est responsable de plein droit envers le maître ou l'acquéreur de l'ouvrage des dommages, même résultant d'un vice du sol, qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropres à sa destination.

C'est beau, c'est fluide mais c'est pas de moi. Ce n'est même pas d'un brillant auteur. Non, c'est le Code Civil. L'article 1792 du Code Civil, plus précisément, qui régit l'essentiel du métier d'expert construction. Que dit cet article ? Contrairement au fondement de la responsabilité civile de droit commun où il appartient au lésé d'apporter la triple preuve du dommage, de la faute du responsable présumé et, surtout, du lien de causalité entre la faute et le dommage, l'article 1792 instaure la présomption de responsabilité des constructeurs vis-à-vis des maîtres d'ouvrage. Autrement dit, si un dommage affecte l'ouvrage d'un constructeur (la charpente réalisée par un charpentier ou les murs en briques réalisés par le maçon, par exemple), ce dernier est responsable de ce dommage sauf à prouver la cause étrangère. C'est un principe fondamental du droit français que certaines entreprises peinent à comprendre. A noter également qu'un maître d'oeuvre, c'est-à-dire la personne qui coordonne le chantier, est considéré comme un constructeur, comme les architectes ou les bureaux d'études techniques et sont également soumis à cette présomption de responsabilité. Le délai est de 10 ans à compter de la réception de l'ouvrage, c'est le fameux délai décennal dont vous avez dû entendre parler.

En conséquence, les constructeurs sont soumis à une obligation d'assurance. Il s'agit d'un contrat qui couvre la responsabilité civile décennale des constructeurs (RCD). L'assureur paie la réparation des "dommages de la nature de ceux dont sont responsables les constructeurs au sens des articles 1792 et suivants" (Code des Assurances).

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Tous les deux ans, à Paris, se tient Batimat, le salon du bâtiment, sorte de grand messe où se retrouvent les fabricants du monde entier venus exposer leurs dernières nouveautés et innovations sensées révolutionner le monde de la construction. C'est une foire énorme qui se tenait jusqu'en 2011 au Parc des Expos Porte de Versailles et qui a déménagé cette année à Villepinte pour s'associer avec deux petits salons complémentaires. Tous les deux ans, je fais donc mon pélerinage sur ce salon, histoire de regarder quelles nouveautés sont susceptibles d'être vraiment intéressantes et surtout pour parler avec les fabricants qui ignorent souvent les règles contraignantes qui régissent la construction en France. Cette année, alors que je traîne dans les allées surpeuplées, je vois une agitation sur un stand et une caméra de télé qui traîne. Devant cette caméra, Marc-Emmanuel, l'animateur de l'émission Tous Ensemble diffusée sur TF1.

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Je suis déjà tombée sur cette émission bourrée de bons sentiments mais qui m'a parfois laissé pantois. Je rappelle que cette émission vise à aider une famille, qui ayant entrepris des travaux de construction ou de rénovation d'une maison, se retrouve en difficulté, les travaux ayant été pour des raisons diverses abandonnés, contraignant les occupants à vivre dans des conditions difficiles. Elle reprend le concept d'une émission américaine qui s'appelle Les maçons du coeur.

Si cette émission est intéressante, ce n'est pas tant pour la forme, mais plus sur le fond. Le-dit Marc-Emmanuel se charge de rassembler les forces vives locales, qu'elles soient bénévoles ou professionnelles,  et canalise ces personnes pour réaliser les travaux pendant deux à trois semaines et livrer une maison de rêve pour les occupants. Tout dans cette émission est affaire de générosité. Les professionnels, en particulier, qu'ils soient artisans ou fournisseurs, sont complètement bénévoles et ne touchent pas un centime de quiconque. C'est en tout cas présenté comme ça, je ne vois pas pourquoi je remettrai ce principe en doute.

Autre aspect intéressant, la partie technique. C'est souvent là que l'émission me laisse sans voix. Soyons clairs d'emblée, que des travaux aussi lourds soient réalisés en si peu de temps pour livrer une maison finie dépasse l'entendement et le bon sens. L'exemple le plus symbolique concerne les carrelages, généralement collés sur un support chape liquide préalablement coulée. Je vais être à peine technique, accrochez-vous. Les chapes liquides sont composées de sulfate de calcium. Le sulfate de calcium est un peu comme le Breton, l'eau, il n'aime pas ça. Il faut donc faire en sorte que la chape soit parfaitement sèche pour poser quelque chose dessus, ce quelque chose venant emprisonner l'eau résiduelle dans la chape. On dit qu'il faut compter une semaine de séchage par centimètre de chape. Dans l'émission télé, ils posent le carrelage trois jours après. Je vous fais un dessin ? La conséquence possible (mais pas systématique) principale est une fissuration et/ou un décollement du carrelage. Au-delà de cet exemple, je pourrais tout aussi bien parler de renforcement de charpente sans calcul particulier, de traitement de façades sans analyse précise du dommage l'affectant, etc. Tous ces travaux, trop vite faits sont susceptibles de créer des dommages graves.

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Quand je croise Marc-Emmanuel dans un salon du bâtimemnt, je me dis que j'aborderais bien ce thème avec lui, pendant quelques minutes, pour avoir une réponse à mon interrogation principale : on voit la maison livrée, c'est magnifique, tout le monde pleure, tout le monde est content, youpi-ya. Mais en cas de problème, d'infiltration, de tassements ou je ne sais quel sinistre, qui est responsable, qui paie, y'a-t-il des assurances derrière qui couvrent ? Alors, je prends mon courage à deux mains et, une fois qu'il a fini son échange avec un monsieur blanc aux cheveux blancs et en costume-cravate (un dirigeant d'une entreprise ou d'une fédération en France), je lui demande si je peux lui poser une question. Il est souriant, ouvert et m'écoute. Je lui expose l'interrogation sus-dite. Sa réponse est confuse (je la développe plus bas), il jette un coup d'oeil à la personne en face de lui avec un oeil interrogatif quand il ne sait pas trop quoi répondre et, en fin d'échange, quand il estime avoir tout dit, me tend la main et prend congé. Toujours avec le sourire et amabilité. Ce garçon est irréprochable et, surtout, un bon communicant.

Alors, que se passe-t-il en cas de souci sur un chantier Tous Ensemble ? Je vous donne les éléments que j'ai retirés des réponses de son animateur.
 - La production a souscrit un contrat d'assurance en cas de pépin pendant les travaux. Ca me paraît normal dans la mesure où ce sont des bénévoles qui interviennent et dont ce n'est pas forcément le métier. Si des personnes venaient à se blesser ou si des dommages plus matériels se produisaient (une tuile qui vient casser la vitre de la maison du voisin), la production est assurée là-dessus.
 - Sur tout ce qui concerne ce que Marc-Emmanuel appelle "les finitions", il laisse la responsabilité au propriétaire parce qu'il n'intervient pas là-dessus. Je reste perplexe dans la mesure où l'on voit une architecte d'intérieur faire réaliser les travaux de peinture et de papiers peints.
 - En cas de souci mineur sur la structure ou le clos et le couvert, la production se débrouille pour faire intervenir quelqu'un pour résoudre le problème. A voir avec le point suivant la ligne de démarcation entre souci mineur et gros problème.
 - Si jamais le vrai gros pépin survient (infiltrations dans la maison, flexion importante d'un plancher, fissuration coupante d'un carrelage), là, attention, il n'y a plus personne. On renvoie clairement la balle dans le camp de ceux qui ont réalisé les travaux, à savoir les profesionnels bénévoles.

Sur ces considérations, deux remarques me semblent importantes. La première concerne les artisans. Sauf preuve du contraire, ils interviennent bénévolement. Il n'y a donc aucun contrat entre l'artisan et quiconque, que ce soit la production ou le maître d'ouvrage (le propriétaire). Prenons l'exemple d'un couvreur. Il réalise une couverture en tuiles mais, pour diverses raisons possibles, des infiltrations se produisent par la couverture et endommagent les locaux habitables. Vis-à-vis de la loi et du Code Civil, le dommage affecte un élément constitutif du couvert (la couverture) et rend l'ouvrage impropre à sa destination (de l'eau dans les pièces habitables). Le dommage revêt un caractère décennal et la responsabilité du constructeur est engagée. C'est un raisonnement brutal, limpide et objectif, de ceux que je fais tous les jours. Mais qui est le constructeur ? La production de l'émission ? L'artisan ? Les bénévoles ? En l'absence de lien contractuel entre le maître d'ouvrage et qui que ce soit, la responsabilité civile décennale n'a pas lieu de s'appliquer puisqu'il s'agit d'un régime spécifique de la responsabilité contractuelle. D'une façon assez barbare, le maître d'ouvrage, donc le propriétaire, celui que l'émission a aidé à habiter une maison, devient responsable des dommages relevant de travaux dont il n'a vu la couleur qu'au travers d'une émission télé et surtout, qu'il n'a pas du tout réalisés. C'est passablement pernicieux. Vous me direz que l'émission télé prouve que des personnes sont intervenues sur ce chantier et que le maître d'ouvrage ne peut être rendu responsable de ces dommages. Aussi, en reprenant mon exemple de couvreur, si ce dernier se retourne vers son assureur, ce dernier ne pourra pas intervenir puisqu'aucun lien contractuel (factures en particulier) ne pourra être produit. Le lien contractuel est un élément indispensable permettant de mobiliser les ganranties obligatoires d'un contrat de responsabilité (clauses-type de l'assurance RCD). La seule alernative reste, malheureusement, une issue judiciaire. Je dis "malheureusement" car une solution amiable est toujours préférable.

La deuxième observation porte sur le rôle de Marc-Emmanuel. Je ne connais pas plus ce garçon que ça, je ne sais pas s'il a une formation technique et si oui, laquelle mais son rôle pose nécessairement question. Pendant les travaux, il dépasse largement le rôle d'un animateur télé et joue clairement le rôle d'un maître d'oeuvre. Il organise le chantier, démarche des fournisseurs, assure la coordination entre les différents intervenants. Si des travaux complémentaires doivent être engagés (démolition d'un plancher par exemple), c'est lui qui a le dernier mot. Il est donc largement plus qu'un "rassembleur d'énergies" comme il a pu se décrire lui-même quan on a discuté ensemble. Il est donc objectivement un constructeur à mon sens même s'il n'est pas lié contractuellement au maître d'ouvrage. Aussi, en cas de sinistre, sa responsabilité est tout autant engagée que celle des autres intervenants. En a-t-il vraiment conscience ? Se dédouaner ainsi de ses responsabilités est aussi assez dangereux à mes yeux.

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Il ne s'agit pas ici de démonter l'émission, l'animateur, qui ou quoi  que ce soit. Le fond de cette émission est louable. Il s'agit de rassembler des bonnes âmes pour aider des familles dans le besoin. Je ne doute donc pas que toutes ces personnes mettent tout en oeuvre pour que tout se passe au mieux sur ce chantier et que la maison soit impeccable au final. En revanche, je ne souhaite pas qu'il y ait un jour un problème important sur la maison. J'ai fait une recherche Google qui s'est avérée vaine sauf cet article sur le tournage en lui-même qui peut donner une autre point de vue. Aussi, si l'intention est louable, il conviendrait d'attirer l'attention des différents intervenants des responsabilités de chacun si un sinistre important venit à être décelé.

 2013 - Reproduction interdite

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Commentaires
L
Tu sais quoi ? Je me suis toujours demandé comment c'était possible que des bénévoles fassent une maison en 3 semaines alors que le pékin lambda attend des mois avant d'investir sa maison bâtie par des pros !
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